Pensée Sauvage
Nouvelles
Son costume gris anthracite, loué spécialement pour l’occasion, lui conférait un certain aplomb malgré les pulsations toujours plus rapides de son cœur. Il avançait d’un pas décidé, fixant un point invisible d’un regard de guerrier, de vainqueur. C’est ce qu’on lui avait toujours conseillé : vendre son image, afficher sa détermination. Le Grand Jour s’était présenté à lui, sous la forme d’un coup de téléphone : « votre CV nous intéresse – êtes-vous disponible ce mercredi pour un entretien ? – C’est parfait, à mercredi. ». Le premier saut est toujours le plus important. S’il décrochait ce travail, il gagnait la carrière valorisante qui allait avec et, à son âge, il ne pouvait rêver meilleur départ. Il oublia le point invisible le temps d’un regard vers le ciel menaçant et pria pour que les gouttes de pluie attendent son arrivée dans les locaux de l’entreprise pour venir s’écraser sur le bitume déjà triste par temps sec. Les parents ne savaient rien de l’enjeu de cette journée, ils ne savaient d’ailleurs plus rien de lui depuis quelques années, seulement qu’il était parti pour réussir. Réussir quoi, réussir où, tout le monde l’ignorait, lui le premier, mais il avait entendu ce mot tant de fois qu’il ne voyait aucune autre alternative. Vivre pour réussir, et ce jour serait le premier d’une lente mais inévitable ascension. Les portes automatiques de l’imposant bâtiment se rapprochaient à une vitesse folle et il sentait son pouls s’emballer. Il rougit de honte lorsque l’envie soudaine de fuir, de faire demi-tour et courir à perdre haleine l’envahit. Plus le choix, il fallait affronter l’obstacle, non pas l’enjamber mais le détruire, le réduire en miettes. Il ne laisserait aucune chance à l’obstacle. Il entra.
Du verre partout, à vrai dire il s’y attendait. Les entreprises de ce genre excellaient dans l’art de camoufler l’enfermement, de simuler l’ouverture vers l’extérieur, la proximité avec le reste du monde. D’immenses baies vitrées attiraient l’œil et ce lieu a priori détestable parvenait à impressionner, à rétrécir ces occupants jusqu’à les rendre insignifiants, réduits aux simples mouvements qu’ils répètaient tout au long de la journée. Lui qui entrait pour la première fois sentit quelques frissons lui parcourir l’échine et les vertiges lui monter à la tête, il eut l’impression que le plafond de verre lui tombait dessus, lui écrasait les os, le faisait disparaître. Il s’approcha de l’accueil, la phrase d’amorce toute prête dans son esprit.
« Bonjour Madame, excusez-moi de vous déranger (il fallait qu’il s’excuse, qu’il s’excuse d’être, qu’il s’excuse d’être là, c’était bien la moindre des politesses) j’ai rendez-vous avec Monsieur B. à 9h30, je suis un peu en avance mais si vous pouviez d’ores et déjà m’indiquer où patienter je vous en serais reconnaissant. »
Haussement de sourcil, la secrétaire n’était pas payée à discuter. Personne ne l’est.
« Prenez un ticket au distributeur du premier étage et patientez tant que votre numéro n’est pas appelé. »
L’escalier en question se situait en plein milieu du grand hall et n’invitait pas à grimper. Le genre d’escalier conçu uniquement pour descendre. Il gravit les marches, une par une, masquant l’angoisse avec une expression neutre, et se sentait comme l’enfant qui utilise le toboggan pour monter, se moquant des réprimandes et du grand panneau qui indique en lettres capitales :
INTERDICTION DE MONTER PAR LE TOBOGGAN
Il jetait des coups d’œil furtifs derrière lui, croisant les doigts pour que personne ne le regarde monter ces marches. Il parvint enfin au premier étage et se retrouva nez à nez avec le plan du site. Un plan incompréhensible pour un humain : lui aussi n’était là que pour intimider et rappeler l’écrasante superficie du lieu. Il prit à droite et, s’il craignait de s’égarer dans d’étroits couloirs, il fut vite rassuré : l’étroitesse n’était pas de mise, les petits couloirs n’existaient pas, impossible de se cacher. Il trouva sans encombre la salle d’attente et le distributeur de ticket placé juste devant. Il appuya sur le plus gros bouton, et la machine aux allures de parcmètre lui délivra un ticket. Numéro trois. Hésitation avant de pénétrer dans la pièce, les salles d’attente ont toujours été conçues pour que le stress envahisse doucement les victimes, qu’il les enveloppe d’un halo d’oppression qui fait couler la sueur et trembler les mains. Une seule personne dans la pièce, une jeune femme de quelques années son aînée, d’un brun sévère, les yeux cachés derrière une paire de lunettes noires, sévères. Elle n’était pas venue pour perdre. À peine s’était-il installé dans un fauteuil qu’un gyrophare installé au-dessus de la seule autre porte se mit à clignoter, illuminant la salle d’attente d’un faisceau de lumière couleur urgence. Une voix féminine résonna, annonça le numéro deux. La porte coulissa, et personne ne vint. La jeune femme se leva, s’engouffra dans ce qui était sans doute l’unique couloir du bâtiment, l'exception qui confirmait la règle.
Attente infinie, personne ne sortit par la porte coulissante. Il commençait à penser qu’elle était la gueule de l’entreprise, qu’elle nourrissait l’ensemble du lieu, avalant les jeunes candidats pour mieux les digérer et les transformer en bilans et autres chiffres profitables pour les grands pontes du dernier étage. Chasser ces pensées parasites, se concentrer sur l’essentiel, sur le gyrophare. Ce n’était plus qu’une question de minutes avant qu’il ne se déclenche à nouveau, il devait se tenir prêt. Numéro trois, annonça la voix. Agression lumineuse, ouverture de la porte, il se leva et pénétra dans la gueule du monstre. Aucun demi-tour possible, la sensation d’être piégé. Il craignait de ne jamais revoir la lumière du jour. Il avançait à la lueur vacillante des néons, l’endroit n’avait plus rien à voir avec les immenses baies vitrées qu’il venait de quitter, ce nouvel éclairage assombrissait son âme au gré de ses pas. Dix, vingt, trente mètres avant de franchir le seuil d’un bureau macabre, à l’image du chemin qui menait à lui. Une table ronde au centre, deux chaises et, au fond à droite, une immense machine émettant d’affreux bruits d’hôpital à intervalle régulier. Aucune présence humaine, aucune trace d’un quelconque recruteur ni, plus inquiétant, des candidats précédents. Accroché au mur du fond, un panneau métallique indiquait la marche à suivre, il devait insérer son CV dans le robot qui l’analyserait et choisirait de retenir ou non sa candidature. La déception fut énorme : il pensait qu’une proposition d’entretien sous-entendait la réussite de cette première épreuve. L’engin avala la feuille et les voyants se mirent à s’exciter, clignotant de façon parfaitement aléatoire. Il s’attendait à le voir recracher le document sous la forme d’une pluie de confettis afin de lui signaler son échec. Il recula, tremblant de peur dans l’attente du verdict, il sentait sa chemise coller à sa peau. Il se rapprocha de la chaise la plus proche, appuya délicatement son dos contre le dossier qui céda aussitôt. Sa tête frappa le sol mais la douleur la plus immédiate fut celle de la honte. Il se redressa le plus vite possible et se concentra pour faire disparaître le rouge qui lui montait aux joues. L’horrible machine choisit ce moment pour lui rendre son CV qu’il attrapa d’une main incertaine.
Un seul mot, couleur rouge sang.
« Reçu »
Il recula de trois pas, oubliant les morceaux de la chaise désossée répandus sur le sol et manqua de tomber une seconde fois. Le rouge était passé de ses joues à la feuille et la honte céda sa place au soulagement. Après avoir vérifié à six reprises que la pièce ne comportait pas d’autre issue, il quitta le bureau pensant faire le chemin en sens inverse. Sauf que le couloir, en tout point identique à celui qui l’avait mené à la machine, débouchait sur une salle qui, elle, n’était pas conçue pour l’attente.
Deux hommes s’y trouvaient déjà. L’un était debout, prisonnier d’un costume trois pièces absolument impeccable, fixant le mur d’un regard vide. L’autre était assis près de l’entrée et déployait toute son énergie à faire tâche dans le décor. Jean abîmé, T-shirt blanc à peine repassé, il regardait l’homme debout, un sourire mesquin aux lèvres.
« Vous êtes ici car vos profils sont identiques. Notre recruteur virtuel est incapable de vous départager et, comme vous le savez, une seule place est disponible. Nous devons donc vous soumettre à un dernier test afin de mettre un terme à notre campagne de recrutement. »
Ainsi parlait l’homme en costume. Il donna à chacun des candidats une feuille sur laquelle n’était inscrite qu’une question, une toute petite question capable de changer leur vie à tous les deux.
« Quelles sont vos pensées sauvages ? »
Concentré à oublier son dos qui le faisait souffrir et lui rappelait à chaque instant l’épisode de la chaise brisée, il relut la question tant de fois qu’il en oublia le sens. L’homme debout leur accorda quinze minutes pour répondre au sujet et les installa dos à dos après les avoir armés d’un stylo. Puis, il quitta la pièce.
Il n’avait jamais été confronté à ce type d’exercice et se sentait déstabilisé. La question jurait avec l’atmosphère qui le suivait depuis qu’il avait franchi les portes en verre du grand bâtiment. Il réfléchit, son parcours, ses aptitudes et ses connaissances ne lui étaient d’aucun secours, il devait créer. Son horloge interne ne lui facilitait pas la tâche : il vivait l’écoulement du temps et visualisait le chronomètre, les secondes qui le séparaient de la décision finale. Penser sauvage, penser brutal, penser nature. Les associations d’idées qui germaient l’éloignaient un peu plus du cœur. Il ne connaissait pas le sauvage, il se demanda même s’il connaissait la pensée. Il lui fallait sans doute pratiquer son art du mensonge, faire semblant. Lorsque sonna dans son cerveau l’alarme des dix minutes écoulées, une goutte de sueur chuta et vint imprégner le bas de la feuille. L’autre candidat semblait sauvage, aussi sauvage que serein. Nul doute que sa feuille était déjà pleine de pertinence. Il s’efforçait de ne pas l’écouter gratter le papier de la pointe de son stylo. Il entendit la porte s’ouvrir et se décida à répondre à la question. Il ne nota qu’une phrase. L’homme en costume mit fin à l’exercice d’un claquement de doigts méprisant. Une phrase et une goutte de sueur, il n’avait rien d’autre à rendre. Il ne pouvait qu’accepter sa défaite, l’esprit encore obsédé à comprendre le sens de la question : « Quelles sont vos pensées sauvages ? ». Un exercice d’écriture, dans ce contexte, dénotait autant qu’un couloir glauque au milieu des baies vitrées. L’homme en costume ramassa les feuilles. Il ne se retira pas, se contenta de jeter un regard à chacune d’elles. Puis, il se dirigea vers l’autre candidat dont le jean sale ne semblait choquer personne, lui serra la main, l’embaucha.
Le monde s’effondra tout autour, l’envie irrépressible d’arracher les feuilles des mains trop propres du recruteur pour se consoler d’une pluie de confettis, explosa dans sa poitrine. La défaite. Les deux hommes l’ignoraient et s’apprêtaient à quitter la pièce, direction le contrat. Il les suivit et, après une courte seconde d’hésitation, subtilisa au costume trois pièces les deux feuilles avant de fuir. Retour aux premières pensées, celles de la fuite et de l’abandon. Il courut au hasard, sans aucune orientation, se cognant aux portes à cause des larmes qui lui brouillaient la vue. Enfin, l’escalier, plus accueillant pour la descente. Les portes en verre n’eurent même pas la politesse de s’ouvrir assez rapidement. Il se retrouva dehors, ses jambes prêtes à lâcher. Alors, avant de hurler, de poursuivre sa course jusqu’à l’effondrement, il lut la feuille de l’autre candidat. En réalité, il ne lut pas. Le papier était vierge, vierge de toute pensée sauvage. Il tomba à genoux sur le bitume, son corps tout entier était noué. Il venait de vivre la plus belle défaite de sa vie, une défaite dont il ne se remettrait sans doute jamais. Il froissa la feuille et l’envoya croupir dans le caniveau. Lui restait en main son propre échec, la phrase de trop, celle qui ne devait jamais sortir de son crâne.
L’écriture était hésitante, les lettres mal formées, la goutte de sueur avait disparu sous la pluie battante. L’encre coulait, emportant sa pensée sauvage.
J’ai pris le toboggan à contresens.