Léo Hébert

Crack the Skye

Extraits

Extrait du chapitre II : Divinations

Ils disent que le portail s’est ouvert de nouveau. Ils parlent d’une arrivée chez nous. Les Sorciers nous ont interdit de nous rendre au portail, ils s’y sont tous regroupés et attendent l’Egaré de pied ferme. Cela faisait des années que personne n’avait trouvé la route, que les mêmes esprits se partagent ce non-lieu et errent dans l’attente d’un nouveau visage. Je me demande quel chemin il a bien pu emprunter. A-t-il coupé lui-même son cordon ombilical ? J’aurais tant de questions à lui poser sur la vie là-bas, sur ce que c’est devenu, sur ce qui est mort et ce qui est né. Les Sorciers n’accorderont aucun passe-droit, ils l’emmèneront sans doute au Palais pour mener l’interrogatoire, puis décideront d’eux-mêmes de sa légitimité ici. Et je resterai écrasée sous mes questions.

Ils disent que c’est imminent, je sens monter l’agitation, les autres ne sont pas dans leur état normal, l’ouverture du portail est toujours un évènement exceptionnel, qui malheureusement tourne toujours mal. Les autres, ils veulent se soustraire à leur condition, et puisque les Sorciers font la sourde oreille à leurs plaintes déchirantes, ils finissent par se montrer violents. Je n’ai jamais créé de trouble depuis mon arrivée, je resterai calme. Mais cette fois je ne laisserai pas passer ma chance d’obtenir quelques réponses.

Ils disent qu’il y a un problème au portail, que des incidents sont en train de se produire. J’espère que l’Egaré ne s’est pas débattu, j’espère qu’il sortira en un seul morceau d’âme. Je vois tous les autres quitter leur triste errance pour se rendre sur place. Je leur demande ce qui s’y passe. Ils disent que l’un d’entre nous a brisé la règle, qu’il a voulu profiter de l’ouverture pour se précipiter dans le trou de ver, que les Sorciers l’ont intercepté à temps mais que son âme est morcelée et qu’ils doivent régler immédiatement ce problème. Ils disent que la surveillance au portail va être momentanément abandonnée, le temps de réparer l’esprit fou. Les Sorciers ne craignent pas une autre mutinerie : le sort du dissident a servi d’exemple à tout le monde.

Ils disent que le portail est ouvert depuis trop longtemps déjà pour que rien n’en soit sorti, qu’il n’y a sans doute aucun Egaré, qu’il s’agit d’une anomalie. Je n’y crois pas. J’étais l’une des premières arrivées et aucune anomalie ne s’est jamais produite, le portail ne s’est jamais trompé. Les curieux quittent la place un à un, je les vois revenir, recommencer à traîner leur spectre comme avant, recommencer à baisser les yeux. Je n’y crois pas. Quelque chose va sortir, quelque chose doit sortir. Puisque l’Egaré n’intéresse plus personne, je serai la seule au portail : je veux le voir se refermer sans une offrande à notre monde. Autrement, je n’y crois pas.

Ils sont tous partis, il ne reste que moi, et celui à venir.

Extrait du chapitre IV : The Czar – 2. Escape

Raspoutine poursuivait l'ivresse comme un égaré. Le bon sens dont il pouvait faire preuve au quotidien, les plans, bons ou mauvais, qu'il manigançait à longueur de journée perdaient instantanément tout sens ou intérêt dès lors que sa langue réclamait son dû. La nuit à Saint-Pétersbourg avait ce pouvoir d'éclipser les affaires du palais, de les rendre insignifiantes parce qu'elle révélait aux russes, brisés par l'effort et las du vent, son royaume qui avait tant à leur offrir. Et, aveuglés par le désir qui se faisait si maigre quand régnait le jour, ils se précipitaient à ses portes parce que le temps leur était compté. Il fallait faire vite parce que ce jour se levait sans cesse, sans pitié. Raspoutine s'approcha du bar et, comme ce fut déjà le cas à l'entrée, on le reconnut de suite. On lui servit un premier verre de vodka qu'il but d'un trait, puis un deuxième, et quand vint la cinquième tournée, quand les quatre précédentes ne comptaient déjà plus, il commença à prendre son temps, à envisager le reste. De nouvelles têtes étaient arrivées dans l'entrefaite, des têtes encore sobres, des têtes habituées qui ne s'étonnaient de rien et venaient se joindre à la fête pendant que d'autres la quittaient. On en oubliait la cruauté du dehors. Raspoutine buvait, Andrew perdait l'esprit et s'inquiétait des regards répétés lancés dans sa direction. Les regards des femmes en qui la réputation de Raspoutine faisait monter un irrépressible désir, ceux des hommes ou jaloux et méfiants, ou si ivres qu'ils ressentaient des désirs du même type. Tout dans cette pièce menait à Raspoutine, qui ne s'en étonnait pas. Il ne fallut qu'un verre aux vautours pour qu'ils osent s'approcher. Deux femmes, d'une dizaine d'années plus jeunes que lui, l'encerclèrent au comptoir, ne lui laissant aucune issue. Mais on ne piégeait pas Raspoutine, du moins le pensait-il, et cela se vérifia dans les minutes qui suivirent. Quelques phrases lui suffirent pour avoir le contrôle sur ces femmes, il pouvait désormais en faire ce qu'il souhaitait, les éconduire, les accepter, les pousser à la mort si l'envie lui prenait. Au fond, la musique ne marquait aucune pause. On jouait encore, peut-être le même morceau dont la fin n'aurait pas été écrite. Il fallait vider les verres tant que les instruments ne s'arrêtaient pas, et tout le monde s'y attelait.

Extrait du chapitre VI : Crack the Skye

Le mouvement en fauteuil est si loin d'un mouvement de jambes. J'ai sans cesse l'impression de glisser sur la terre, de n'avoir aucune prise. Quand on ne peut pas planter un pied dans le sol, on n'existe pas vraiment. Il y a tant à courir à quatorze ans qu'il est impossible de se satisfaire de sa tête. Je ne m'en satisfais pas. Le fauteuil arpente chaque jour les pièces de la maison, toujours dans le même ordre. Le fauteuil vit sans moi, il ne me laisse rien décider sinon je ne rentrerai pas à la maison tous les soirs, sinon Atlanta serait déjà loin derrière. Je crois que j'ai semé le désespoir à n'avoir pas mes jambes. Je n'ai pourtant rien fait pour.

La mère s'en moque, la mère dort, la mère prend des dizaines de médicaments, la mère ne me voit plus depuis longtemps. Pour la mère, Skye existait il y a une éternité, Skye était une petite fille mais elle a disparu sans raison du jour au lendemain. Et parfois, sans prévenir, Skye lui revient en mémoire durant un instant, un instant qui sépare un cachet d'un autre cachet. Puis elle dort. Il y a bien le frère, toujours inquiet, soucieux de son état, lui il sait très bien qui est Skye mais il se meurt de ne pouvoir rien pour elle. Ses yeux se creusent, ils sont souvent rouges, peut-être d'avoir trop pleuré, mais peut-être pas. Il rentre plus rarement à la maison et je ne lui en veux pas, je veux qu'il me voit moins pour aller mieux. D'ailleurs, la mère a oublié le frère aussi. La mère n'a plus que la mère, et les médicaments.