Drive
Nouvelles
Un coup de couteau pour un autre. Bernie Rose est à terre, a red Rose, et le scorpion se tâche de sang. Tout est si net, si esthétique, si propre, qu’on pourrait croire à une scène répétée : Bernie plante le ventre, le Driver se débat à peine, aucune fioriture, pas le moindre mouvement de trop : lui, il vise le cou. Et Bernie ne se relèvera pas. On imagine presque qu’il pourrira là, dans ce parking, on se prend à penser que personne ne le trouvera jamais, que le lieu est figé. Le Driver se redresse pour mieux basculer. Sur le capot de la voiture, il s’allonge, regarde le ciel. Il préfèrerait une victoire franche, lui vivant, Bernie mort, il n’aime rien moins que la demi-mesure. Respiration haletante, il a un pied dedans et un pied dehors, et il déteste ça. Un sur la terre, un dans la tombe, un dans la voiture, un sur le sol. Comme si le choix lui appartenait, comme s’il réfléchissait. Vivre ? Juste une question de volonté, il faut peser le pour et le contre. Non, c’est ce qu’il veut nous faire croire. En réalité, il a toujours un coup d’avance. Il a déjà décidé.
Le Driver saigne, mais le Driver ne le montre pas, ça jure avec le reste. Ça jure avec les couleurs chaudes d’une si belle journée, ça jurerait autant avec la froideur des nuits. Il est élément du décor, même dans l’agonie il est harmonie. Sinon, il n’aurait pas ce boulot, pour faire ce qu’il fait, pour conduire comme il conduit, il faut être une partie de Los Angeles, se fondre dans la lumière, celle de la ville, celle des phares et surtout, il faut être seul, c’est la règle d’or. La seule qui compte vraiment. S’il l’avait respectée, il ne saignerait pas. Il a toujours le contrôle, le Driver ne dirige pas, n’accorde aucune attention aux boulots de seconde zone, quand il se salit les mains, c’est pour lui qu’il le fait. Le reste du temps, il est immaculé. Un pied dedans, un pied dehors, il cesse de respirer. Il vit l’agonie comme on vit la nausée : il n’y a rien à faire, juste attendre et espérer que ça passe. Bernie n’existe plus, sa nausée n’était pas passagère, à quoi bon le regarder ? Il est étendu sur le sol, pourtant le Driver l’a déjà oublié. Ce qui le préoccupe, c’est son erreur, c’est la raison pour laquelle il s’est mis en danger, pour la première fois, c’est Irène. Ce soupçon d’humanité, cette erreur professionnelle par excellence, est peut-être en train de causer sa perte et il a perdu le contrôle. Il ne peut prétendre être le meilleur, plus après une telle faute.
Il démarre finalement, rien de mieux à faire. La main sur la blessure, le pied sur l’accélérateur, il roule, c’est ce qu’il fait de mieux. Comme si conduire faisait pencher la balance : s’il roule, il vivra. Mais le sang coule et il ne sait pas faire le plein ni réparer la fuite. Jamais un pas de côté, c’est pour ça qu’il était le meilleur, d’un point A à un point B, qu’importent les détours, il y parvenait toujours. Jusqu’à Irène. La première route qu’il empruntait sans la connaître, sans savoir précisément où elle mène. Erreur d’amateur à première vue, mais il n’est pas un amateur, et il ne s’agit pas d’une erreur : il a cherché Irène, il a cherché à changer ses méthodes, à répandre le sang. Quand il l’a rencontrée, il n’était plus le Driver, il était devenu une proie. La nuit tombe, encore, et il avance dans les nuances de bleu. Il n’en démord pas : Los Angeles a quelque chose de profondément aquatique. Le décor évoque les fonds marins et les poissons les plus faibles disparaissent dans le ventre des plus forts. Ce n’est pas ainsi qu’il finira, lui, il a un don : celui de se faufiler dans les rangs des plus grands, sans jamais se laisser attraper. Mais quand on saigne, on laisse une trace dans l’eau ; c’est contraire à ses principes.
Alors il roule, et tout semble arrêté : la tâche de sang ne grossit plus, il tourne et conduit sans destination. Ça ne lui ressemble pas, mais il commence à s’y faire. Il n’ira pas se faire soigner, quitter la voiture c’est se résigner à mourir et il en est hors de question. Il a perdu son statut de roi, celui qui le rend invisible mais respecté de tous. Ses clients ne s’étaient jamais dressés contre lui, ils s’étaient toujours pliés aux règles, à ses règles. Pourtant, il n’était jamais dans une situation de force puisqu’il était seul. Il n’était pas à l’abri d’une colère de mafieux, mais il s’était imposé. D’une autorité muette, il était le seul maître à bord de la voiture et personne n’osait tenter quoi que ce soit d’irréfléchi. Parce qu’ils voyaient bien de quoi il était capable, il n’était jugé que par ses actes, toujours précis, minutieux et dénués de tout remord. Il laisse toujours traîner un œil ou une oreille, situation de vigilance constante, le Driver ne s’accorde pas de repos, il ne dort jamais : il surveille. Pendant les braquages, les conversations, les relations humaines, le moindre pas, il surveille. C’est son travail mais surtout la condition sine qua non de sa survie.
Irène attend depuis ce qui lui semble être une éternité. Elle se décide à tenter une approche, tourne la poignée, fait quelques pas dans le couloir, le tout dans un silence absolu. Numéro 405, elle y est. Elle frappe quatre coups, et prie pour que ceux-ci trouvent un écho. Elle fixe le bois de la porte et retient ses larmes : elle n’aura pas de réponse. Alors elle reste là, elle n’espère plus mais ne peut se résoudre à partir, il faut qu’il lui ouvre. S’il n’est pas là, cela signifie qu’il ne reviendra jamais, elle le sait pertinemment. Elle a été témoin de l’effusion de sang, de son explosion de violence, il devait disparaître parce qu’il l’avait effrayée. Elle le revoit dans l’ascenseur, perdre le contrôle de lui-même, elle revoit son visage en sueur, son regard plein de haine et de terreur, et d’excuses aussi. Il s’en voulait, cette dimension de sa personnalité ne devait au grand jamais s’exprimer devant elle. Elle ne cherche plus à comprendre pourquoi, il l’a protégée et ce faisant, le monstre en lui s’est révélé. C’est ainsi, elle a renoncé à poser des questions, elle ne veut pas d’explications, elle veut juste qu’il revienne, qu’il ne s’évapore pas comme il est apparu. C’est pour cela qu’elle est plantée devant cette porte. Les images demeurent et l’empêchent de fermer l’œil : elle voit le visage perdre sa forme, se ratatiner au gré des violents coups de pied, elle voit la boîte crânienne céder et la cervelle se répandre sur le sol de l’ascenseur, elle entend le bruit de la chair qu’on écrase. Mais elle revit aussi le baiser, celui qui précède l’accès de rage, celui qui dure encore et encore et qui arrête le temps, et c’est tout ce dont elle veut se rappeler.
Elle se sent lésée, dégoûtée devant cette porte, il ne lui reste qu’à tourner les talons et continuer ce qu’elle a toujours fait. La sonnerie de l’ascenseur retentit, lui remettant en tête un souvenir aussi net que douloureux, et les portes s’ouvrent.
Ses yeux fatiguent, le témoin d’essence s’est allumé, il ne pourra conduire plus de deux heures. C’est plus que suffisant car ses pensées tournent déjà en rond, et il ne supporte pas de conduire avec l’esprit occupé. Irène, c’est tout ce qui lui reste et il doit la laisser derrière lui. Il est écœuré : l’argent ne devrait pas se décomposer dans un parking, à la portée du premier lâche venu, cet argent devrait acheter son avenir à Benicio. Quelle importance qu’il soit sale ? La morale n’a jamais rendu quiconque heureux, il le saurait. Les règles qui sont les siennes n’ont pas le moindre rapport avec la morale, il s’agit d’ordre, de discipline. Car même hors la loi, même dans l’horreur et le sang, il considère les règles comme primordiales : sans elles plus rien n’a de sens, ni les meurtres, ni les actes vertueux. Les règles sont un prétexte, il ne leur accorde pas plus de crédit, mais ce prétexte permet aux choses de tenir debout, il pense que les hommes ne survivent pas sans règles. Mais la morale, elle est destructrice, c’est pourquoi Irène aurait dû accepter l’argent. Voir tous ces billets comme autant d’opportunités de changer, de faire autre chose, d’aller autre part. Il a le sentiment de s’être sacrifié pour lui offrir cette chance, d’avoir agi pour quelqu’un d’autre, de s’être oublié dans cette histoire. Tout ça pour un sac d’argent sur un parking. Il a hésité, en démarrant la voiture, à retourner la voir, mais la raison l’a vite rattrapé. Se retourner la condamnerait. Il va mieux, sa tête ne tourne plus, la nausée est passée. S’il a une bonne raison de le faire, il vivra. Il a vaincu ses adversaires un à un : Nino, Bernie, leurs hommes de main, il en est ressorti vivant à chaque fois. « T’es pas très bon à ce jeu n’est-ce pas ? » lui avait dit Nino au téléphone. Il a dû changer d’avis, le Driver ne sous-estime personne et ainsi sort vainqueur. Ses ennemis parlent trop, ils ont le sens de la formule et de l’intimidation. Mais ils sont d’une faiblesse absolue, tuer Shannon en est la preuve irréfutable. S’en prendre aux plus inoffensifs dans le but de faire passer un message est pratique courante chez les faibles. Chacun ses méthodes mais celles du Driver lui donnent raison, il est sur la défensive. Il n’est pas l’agresseur, il voit venir les coups et prend les devants. Il n’est pas bon à leur jeu alors il impose le sien, beaucoup plus noble, plus honorable, et il gagne. Un coup d’œil sur le compteur lui apprend qu’il n’en a plus pour longtemps. Le Driver va disparaître en terminant ce qu’il a commencé : faire le ménage, éliminer les quelques hommes que Bernie a laissé derrière lui, anéantir toute menace potentielle qui pourrait peser sur Irène. C’est la dernière chose qu’il a entreprise, il se doit d’y mettre un terme, boucler la boucle.
Des cris dans le couloir, un bruit tonitruant, Benicio est terrorisé. Il tente d’apercevoir quelque chose à travers le trou de la serrure mais il ne distingue que des ombres. Dix minutes s’écoulent, dix minutes de tremblements et de sueurs froides. Il doit savoir, il ne peut pas rester cacher. Il ouvre la porte de l’appartement, retient sa respiration et avance, comprenant un peu plus à chaque pas l’horreur de la situation. Du sang, du sang partout, du sol aux portes de l’ascenseur, il ne voit que le sang. Tétanisé, il s’arrête et sent son cœur battre à une vitesse affolante, ses bras, ses jambes, tout son corps est paralysé par l’angoisse. Il n’a pas besoin d’avancer plus, il a reconnu les cheveux blonds, la source de ce sang qui se propage, il sait qu’il ne dormira plus. Benicio ferme les yeux, le souffle lui manque, sa voix est coincée quelque part dans son ventre et son corps cède, il s’effondre à quelques mètres de la scène, sent la crise d’angoisse et les vertiges qui l’accompagnent. Benicio prend une profonde inspiration et, ignorant les sifflements dans sa gorge, il hurle à pleins poumons, il hurle à en faire s’effondrer l’immeuble, à faire exploser sa cage thoracique, à faire mourir de peur la ville entière…
Deux kilomètres avant d’être arrivé à destination, un bar chic situé non loin d’un grand studio de cinéma, un repaire de mafieux, d’investisseurs. Bernie devait être connu comme le loup blanc dans cet établissement. Lorsqu’il s’est présenté au Driver, c’est la première chose qu’il lui a dite : il était un ancien producteur de cinéma. Le Driver avait ri : ce genre de mecs jouent avec l’argent, spéculent et regardent les autres travailler, ce métier lui allait à merveille, qu’importe qu’il ne sache pas comment fonctionne une caméra. Il arrive et se gare à une centaine de mètres, phares éteints, il observe : une voiture garée devant, de la lumière dans le bar. Reprise des bonnes vieilles habitudes, il se branche sur la fréquence de la police et attend une dizaine de minutes. Un braquage, une scène de ménage, le meurtre d’une mère célibataire, rien qui puisse le concern… Il écoute le signalement : « Mère célibataire taille moyenne, assassinée dans le couloir d’un motel. Le meurtrier est en fuite à bord d’une BMW gris métallisé, il a passé le troisième pont et se dirige vers… » Irène. Bernie a laissé ses consignes derrière lui. Ils s’en sont pris à Irène. Il aurait pu empêcher ça. Le Driver est bouleversé mais il garde son sang-froid en toutes circonstances. Il sait déjà comment ça va finir, toujours un coup d’avance. Il pense à Benicio, lui qui a certainement vu la scène, lui qui va apprendre à vivre sans ses parents. Le tueur est en route, il va semer la police et venir immédiatement ici. Le Driver ouvre sa portière, pose un pied à terre, il ne doute plus de l’issue de cette journée déjà trop longue à son goût. Il parcourt les cent cinquante mètres qui le séparent du bar, la rue est déserte, il lui semble entendre au loin les sirènes de police, le meurtrier ne va pas tarder. Il ouvre la porte du bar, silencieusement, une voix s’élève dans l’arrière cuisine. Il se rapproche et l’entend de plus en plus distinctement : le type est tout seul, il parle au téléphone, il parle d’Irène. Une nouvelle fois, le Driver a vu juste : le tueur vient ici. Il attrape une bouteille, la première venue, et franchit la porte de la cuisine. Le type au téléphone lui tourne le dos, tant mieux ce sera plus vite fini, l’honneur n’a plus rien à voir là-dedans, quand on assassine une femme, on ne peut plus invoquer l’honneur. Arrivé à quelques mètres de sa cible, le Driver brise la bouteille d’un coup sec sur le rebord de la table et, avant même que le type n’ait le temps de se retourner, le tesson était déjà planté dans sa gorge. Pas le temps ni l’envie de profiter de l’agonie, il sort du bar, laissant ainsi l’inconnu répandre son sang sur le carrelage, et remonte en voiture. Une dernière course à faire. Il met le contact, démarre la voiture et effectue une marche arrière à toute vitesse. Posté au bout de la rue, il perçoit les sirènes qui se rapprochent. Il accélère, d’abord doucement, puis, après avoir passé la cinquième, cesse de regarder le compteur : ce sera suffisant de toutes façons. Il ne serre même pas les dents : la peur est inconnue à ceux qui n’ont rien à perdre. Un dernier coup d’œil au-delà de la route, le ciel nocturne de Los Angeles reste apaisant. Parvenu au milieu de la rue, tout se déroule comme il l’attendait : la BMW déboule à toute vitesse et, négociant mal son virage, se retrouve à l’arrêt. Ça ne dure pas plus de deux secondes mais c’est plus que nécessaire. Le Driver est sur sa lancée et, alors que le moteur de sa Chevrolet Impala ronfle de tout son saoul, il lâche doucement le volant, doigt après doigt, sa dernière course ne connaîtra pas de vainqueur.