Le Jeu de Dés
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Ses longs doigts osseux se dépliaient les uns après les autres, toujours dans le même ordre. Les deux dés qu’il ne quittait jamais se mettaient alors à rouler sur la petite caisse en bois qui faisait office de table de fortune. Il se plaçait toujours dos à la rue, de façon à ce que les passants ne prêtent aucune attention au petit manège qu’il répétait à longueur de journée. De fait, la boîte de conserve destinée à recueillir quelques pièces de monnaie demeurait résolument vide, puisque l’homme, tout occupé qu’il était à faire rouler ses dés, ne détachait jamais le regard de sa table pour émettre un remerciement. Les mendiants n’ont pas droit à l’arrogance, se disaient sans doute les passants, ils doivent remercier ou bien ils n’auront rien. L’homme n’avait rien. Il jouait aux dés comme si l’autour n’était qu’une farce, comme si ce petit coin de trottoir était délimité par quatre murs filtrant les sons venus de l’extérieur. Si quelqu’un s’intéressait à son jeu, il remarquerait tout de suite que l’homme répétait ses gestes mécaniquement, que tout rituel avait disparu de ce processus, que seul le résultat comptait encore. Lorsque le dé interrompait sa course ou commençait à glisser sur une face de sorte qu’aucun ultime retournement n’était possible, il le saisissait avec une agilité et un empressement étranges. Il semblait avoir beaucoup à faire mais les dés exigeaient de lui quelque chose. Ils le maintenaient prisonnier du jeu. Alors il se dépêchait, ramassant les deux cubes et les relançant comme si sa vie en dépendait. Et s’il ne renonçait jamais au jeu, les passants s’étaient lassés et ne cherchaient plus à comprendre. Ils ne s’inquiétaient pas non plus : on ne fait pas plus inoffensif qu’un fou qui joue.
Je venais d’emménager quelques rues plus loin dans un petit appartement situé au troisième étage d’un immeuble qui menaçait de s’écrouler à tout instant. D’abord abattu par l’environnement dans lequel j’allais devoir vivre pour au moins une année, j’étais parvenu à me convaincre que ce logement était à la hauteur de mes finances et qu’il n’avait qu’une fonction utilitaire : je comptais passer la plus grande partie de mes journées au travail et ne rentrerai que pour traverser le pont menant à la journée suivante. Nouveau venu, je ne connaissais personne et l’aménagement, l’architecture et les services de la ville ne m’invitaient pas à y déambuler seul. Le jeu de l’errance ne me séduisait pas, en tout cas pas ici et je n’étais sorti qu’à deux reprises : pour la signature définitive de mon contrat de travail ainsi que pour faire des courses. Pour cette deuxième escapade, j’avais pris soin de demander à mon moteur de recherche le chemin le plus direct pour le supermarché le plus proche. Cinq minutes de marche rapide à l’aller, compter dix pour le retour à cause des sacs. Ce chemin, en plus d’être le plus court, me permettait d’emprunter nombre de petites rues qui dégageaient une atmosphère plus agréable que le centre de la ville et qui, fort heureusement, étaient moins fréquentées. Je rattrapai finalement une rue piétonne qui débouchait
une centaine de mètres plus loin sur le supermarché et parcourus cette distance tête baissée bien que personne n’aurait pu me reconnaître. J’étais déjà suffisamment insignifiant la tête haute, il n’était peut-être pas utile d’en rajouter. Je relevai alors les yeux et pris quelques secondes pour observer le décor qui m’entourait : si les maisons d’un style très ancien avaient un certain charme, les boutiques qui irradiaient la rue de leurs lumières aussi agressives que vulgaires étaient les mêmes qu’ailleurs. Sans elles, les villes se ressembleraient moins. Je me fis violence et m’obligeai à détailler aussi discrètement que possible les dizaines de visages que je croisai sur mon parcours : hommes et femmes d’âges différents se pressaient, faisant claquer leurs chaussures sur le pavé de la rue piétonne comme pour signaler aux autres leur existence. Mon regard avait beau s’arrêter sur diverses personnes, seule l’impression de masse demeurait, m’empêchant de deviner les individualités qui se cachaient derrière les bruits de pas. L’angoisse me saisit brusquement. L’angoisse de participer à cette masse, de faire claquer mes chaussures comme un enfant capricieux voulant être remarqué, la certitude que mon corps, mes vêtements, ma démarche ne disaient rien de moi, que je n’avais pas de sens pour les autres. Je voulais me cacher. J’amorçai un demi-tour lorsque deux femmes discutant à une dizaine de mètres s’éloignèrent et révélèrent ainsi la présence de l’homme, assis face au mur, qui n’accordait aucun crédit à l’agitation qui secouait la rue. Je m’arrêtai net pour l’observer. Je voyais bien qu’il n’était pas inactif : à l’abri des regards, il répétait frénétiquement une série de gestes. Je m’approchai prudemment. Le reste du décor s’évanouissait petit à petit jusqu’à devenir une nappe de sons et de couleurs auxquels je restai insensible, fixant cet homme avec un intérêt grandissant. Il portait un manteau sans doute gris, abîmé par le temps et troué par endroits, et des cheveux d’un noir impeccable, coupés très courts, se dressaient à l’arrière de sa tête. J’étais maintenant à moins de trois mètres de lui, ignorant toujours les raisons qui me poussaient vers cet étrange individu. Parce qu’il sortait de la masse, probablement. Il était le seul élément vivant du paysage, le seul dont l’existence ne pouvait être mise en cause.
Je le contournai finalement et un aplomb que je ne me connaissais pas me fit m’asseoir en face de lui, dos au mur, face aux autres. Il jouait aux dés sur une petite caisse en bois. Il ne me jeta pas le moindre regard et continua son étrange manège. Un silence gênant s’installa, je me trouvai alors ridicule à imposer ma présence à cet homme qui ne demandait rien à personne. J’hésitai à déposer une pièce de monnaie dans la boîte de conserve et me ravisai. Il le prendrait sûrement comme un affront. Encore eut-il fallu qu’il ait conscience de ma présence.
« À quoi on peut jouer avec deux dés ? »
Il ne répondit pas et récupéra ses dés. Encore un mauvais lancer qui lui avait valu un cinq et un trois. Mais je n’avais aucune idée du résultat escompté. Il lança de nouveau.
« On ne peut jouer à rien, avec deux dés, ne faites-pas celui qui ne sait pas. Ou bien vous êtes fou, ou bien vous vous moquez de moi. De tout le monde d’ailleurs. Ce n’est pas correct de faire semblant. Si vous voulez qu’on vous croie, prenez au moins la peine d’acquérir un troisième dé, il y aurait beaucoup plus de possibilités. Vous seriez plus crédible. »
Il ne daigna pas ouvrir la bouche, mais son expression traduisait son agacement. Au fond, je ne cherchais plus qu’à le provoquer, je souhaitais le voir sortir de ses gonds, hurler sa colère et, par ce stratagème, en apprendre plus sur son étrange rituel. Il se mordit la lèvre, je le pensais prêt à exploser. Je prenais un plaisir coupable à torturer ainsi ce pauvre homme, mais ma démarche était sincère : il ne demandait rien et il me fallait découvrir pourquoi.
« Je vous emmerde ? Je sais bien que je vous emmerde mais vous l’avez cherché, à force de faire n’importe quoi les gens s’interrogent, moi le premier.
— T’es les gens, toi ? » il me dit sèchement.
Ayant obtenu la réponse tant attendue, je devais bien admettre que j’étais démuni. Une petite phrase, et j’étais sur le point de perdre tous mes moyens.
« Non » je dis simplement. Je repris l’interrogatoire. « Pourquoi vous ne jouez pas au quatrevingt-et-un, c’est quand même un petit peu plus palpitant, il y a un résultat précis à obtenir. Vous en cherchez un, vous, un résultat précis ?
— Double six. »
Un fou rire incontrôlable me saisit soudainement, je basculai en arrière, riant à gorge déployée. Il pensait que je me moquais de lui alors je repris tant bien que mal un air sérieux et le dévisageai. L’homme ne jouait pas, je le déconcentrais dans son exercice qu’il pratiquait pour répondre à une terrible pulsion.
« Comme pour les petits chevaux ? Vous avez perdu le plateau de jeu c’est ça ? J’y ai beaucoup joué étant petit, les grands-parents adorent ce jeu. Je n’ai jamais bien compris pourquoi. »
À ma grande surprise, il arrêta son geste et les dés lui restèrent en main. Il leva doucement les yeux sur moi : le jeu était suspendu.
« Les petits chevaux, ça ne nécessite qu’un seul dé. »
Lorsqu’il se décidait à m’adresser la parole, il trouvait le moyen de me mettre mal à l’aise.
« Cependant, reprit-il, c’est nettement moins idiot que le quatre-vingt-et-un, t’as au moins le mérite de connaître un jeu intéressant.
— Comment ça, moins idiot ? m’offusquai-je. Qu’est-ce qui vous permet de faire cette distinction ?
— Les petits chevaux, ça exige d’exécuter le bon score au bon moment, et pas toujours le même. Tu peux amener ton dernier pion devant l’écurie, si tu n’es pas fichu de faire un six, l’adversaire peut te rattraper tranquillement et te passer sous le nez.
— Je ne vois pas en quoi c’est plus intelligent, remarquai-je.
— Je n’ai pas dit ça, j’ai dit que c’était moins idiot. Les petits chevaux, ça en dit long sur tout. Le parcours ne compte pas, tous les efforts sont réduits à néant si tu rates le lancer final. »
Il baissa de nouveau la tête et recommença à jeter ses dés mécaniquement. Retour du silence pesant. Je savais qu’il m’invitait à le laisser tranquille, à retourner d’où je venais et surtout à ne pas revenir.
« Ça ne me dit toujours pas à quoi vous jouez. »
Au fond, je me moquais bien de son jeu. Lui seul m’intéressait, son parcours qui l’avait mené sur ce trottoir, son aversion pour les autres mêlée à l’envie d’être au cœur du mouvement, tout le paradoxe qu’il était me rendait curieux. Il s’était maintenant retranché, les yeux rivés sur sa table. Démuni, je ne me sentais pas prêt à renoncer, ressentant l’étrange besoin d’aller au bout. Je n’aurais pas de deuxième chance avec ce drôle de type, il fallait que tout soit réglé dans les prochaines minutes, quitte à me faire engueuler pour mon insistance que je devinais pénible. Je me levai et m’éloignai sans un mot. Lui n’a même pas daigné lever la tête. J’avais aperçu plus bas dans cette même rue une solderie, une boutique qui faisait tâche comparée aux devantures surchargées qui régnaient en maître dans le coin. Je franchis la porte et me mis sans plus tarder à la recherche de dés. À vrai dire, ce n’est qu’une fois à l’intérieur que je pris conscience de la difficulté de ma mission : aucune boutique au monde ne possède un rayon « dés ». Celle qui déroge a cette règle, si elle existe, devrait sincèrement s’interroger sur l’intérêt d’un tel rayon. Je fouillai frénétiquement dans les bacs postés près de l’entrée, ceux qui contiennent des articles vendus à des prix défiant toute concurrence mais dont personne n’a jamais besoin, dans l’espoir de trouver mon saint Graal. Un jeu de dés ne pourrait pas être plus à sa place que dans ce bac miteux, enfoui sous une montagne de merdes, coincé quelque part entre un livre de coloriage déjà colorié et une boîte à meuh qui, à peine effleurée, émet des sons de canard malade. J’avais au ventre la peur que mon interlocuteur ait profité de mon absence pour se faire la belle, de crainte que mon initiative n’ait donné des idées à d’autres spécimens du même genre. Les clients de la boutique, deux pour être tout à fait honnête, me dévisageaient comme s’ils avaient devant eux le Seigneur des Solderies, le Grand Prince du tout à deux euros. Ce mec-là, il ne doit jamais manquer une promotion, se disaient-ils en me regardant m’acharner à déblayer le bac dont le contenu à peine écarté par mes soins se faisait un devoir de retrouver sa place initiale, si bien qu’au bout de trois minutes de pratique archéologique, je tombais toujours sur les dix mêmes articles du dessus. Et pas de dés. Je tentai le deuxième bac, plongeant mes mains fébriles dans un amas de poussière, lorsque la vendeuse, une femme de quelques années mon aînée arborant un sourire embarrassé, me prit en pitié et me demanda d’une petite voix si elle pouvait faire quelque chose pour moi.
« Un jeu de dés. Je voudrais juste un jeu de dés, simplement des dés… répondis-je, désemparé.
— Il me semble en avoir aperçu un ce matin en rangeant des articles. Ne bougez-pas, je reviens. »
Je la suivis du regard. Je n’ai pas bougé, elle est revenue. Au creux de sa main, le jeu de dés.
« Il était caché entre deux piles de DVD, vous auriez pu chercher longtemps. »
L’envie brutale de la gifler, de prendre sa tête entre mes mains et de la secouer, très fort, pour lui expliquer qu’un jeu de dés n’a définitivement rien à foutre au milieu des DVD. Je l’ai finalement remerciée, sincèrement, et ai quitté les lieux après m’être acquitté d’un euro symbolique, le tout sous l’œil médusé des deux clients qui ne savaient vraiment plus quoi penser de moi.
« Tenez, essayez avec ceux-là. »
Il m’a regardé avec méfiance, il commençait à comprendre que je ne lâcherai pas l’affaire.
« Ils sont pipés ?
— Non, je viens de les acheter, je me disais que les vôtres étaient peut-être maudits.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Tu ne veux pas juste me laisser tranquille, rentrer chez toi et jouer avec tes propres dés ? Maintenant que t’en as des tout neufs, ça serait dommage de ne pas t’en servir.
— Non. »
J’ai repris ma place en face de lui. Il tentait de m’oublier.
« Il se passe quoi après ? lui ai-je demandé.
— Après quoi ?
— Après le double six. Vous recommencez ?
— Non. Enfin, pas toujours.
— Vous rentrez à l’écurie ? je lui dis en riant. »
Il me lança un regard noir et je ravalai aussitôt mon sourire satisfait. Il n’était pas simplement désagréable, auquel cas je ne ressentirais pas cette force qui me poussait à rester à ses côtés, il avait le don de me mettre face à ma bêtise, de faire naître en moi un sentiment de honte qui me faisait immédiatement regretter mes propos. D’autres suivaient pourtant.
« Vous faisiez quoi avant ça ?
— Écoute, on sait tous les deux que tu as compris et, d’une certaine manière, tu as gagné. Je ne m’échinerai pas à te faire partir, je ne crierai pas non plus. Tu n’as qu’à rester là à me regarder avec ce visage vide qui te va si bien, mais il y a une chose, une toute petite chose qu’il te faut savoir : tu ne sauras rien de moi, ni mon nom, ni d’où je viens, ce que je faisais avant, aucun pourquoi, aucun comment. Prends le temps qu’il te faut, mais abandonne toute idée d’en savoir plus. »
Il s’en retourna à ses dés qui ne lui obéissaient pas. Deux et un, double deux, quatre et un, rien n’y faisait et ma présence ne l’aidait pas. Je me faisais une raison. Après tout, le pourquoi du double six m’importait peu, tout pourquoi le concernant n’avait plus vraiment de sens. Je n’avais qu’à rester là parce qu’au fond, une seule chose comptait. J’avais simplement mis du temps à m’en apercevoir. Je n’avais pas acheté un jeu de dés par pitié pour cet homme au demeurant désagréable, je l’avais acheté parce qu’il était nécessaire pour moi de voir enfin sortir ce double six. J’en avais besoin. Parce qu’il était injuste qu’il ne sorte pas, ce double six, il nous résistait alors que n’avions rien fait pour.
« S’il vous plaît, essayez avec mes dés. »
Il poussa un long soupir dédaigneux et, résigné, il posa ses dés à côté de la table pour se saisir des miens. Il déchira l’emballage avec une rapidité et une violence effrayante, attrapa deux dés sur les quatres que contenait le paquet. Il m’adressa un sourire mauvais et lança les deux dés restants de l’autre côté de la rue, de toutes ses forces. Je ne faiblis pas, ne détournai pas les yeux. Il fit rouler les dés avec une nonchalance exagérée, une nonchalance qui disait : « C’est bon, t’es content maintenant ? ». Ils s’entrechoquèrent et s’expulsèrent mutuellement aux deux extrémités de la table, tournèrent un peu sur eux-mêmes, puis s’arrêtèrent. Il y eut un silence, qui n’était pas gêné. Il se leva, glissa les dés jaunis qu’il avait mis de côté dans sa poche, et me sourit.
« Où allez-vous ? semandai-je.
— Je rentre. »
Et de l’autre côté de la rue, un double six.
Texte ayant reçu le premier prix 2016 du concours de nouvelles organisé chaque année par la ville du Havre.