Sleeping Giant
Formes brèves
Au réveil d'un rêve étrange – de ces rêves d'une cohérence vertigineuse dans lesquels on demeure quelques temps, une fois passé le sommeil – je m'aperçois que mes pensées ont désormais un petit goût de poivre et que ce goût s'applique pour plusieurs minutes, peut-être plus, au réel. La perception est différente, comme si l'instrument du monde avait été accordé un demi-ton plus bas, les choses que je vois sont légèrement plus sombres que d'ordinaire, ça ne dure jamais bien longtemps, mais cette sensation est saisissante : à demi-éveillé, il faut faire les distinctions une par une afin de déterminer ce qui est condamné à rester dans le rêve et ce qui est parvenu à en sortir. Alors on remonte le rêve, un goût de poivre dans le palais.
La terre avait une teinte orangée, je n'y suis pas resté longtemps mais je sais que la pluie n'est jamais tombée là. Les éléments la fuient et seul le soleil continue de la marteler, inlassablement. Je n'y fais rien. Le temps n'a plus aucun sens, j'observe les choses tenter de vivre, une plante qui sort la tête du sol avant de s'apercevoir qu'elle s'est trompée d'endroit. Trop tard. Quelques fissures font leur apparition puis se réparent d'elles-mêmes, le décor en revient toujours à son état premier, ignorant les tentatives de vie qui émergent et retombent aussitôt. Je suis debout, j'embrasse l'immensité du lieu sans limites et prends peur : dans un lieu qui s'acharne tant à faire mourir, je ne donne pas cher de ma peau. Je suis le témoin de cette terre-laboratoire sur laquelle un scientifique tout-puissant multiplie les expériences : ça naît, ça vit, et ça meurt tandis qu'il prend note de chaque résultat et tente d'en retirer une théorie, quelque chose d'un peu solide sur lequel reposera le monde qu'il compte créer. J'entends un craquement sourd que je tiens pour une nouvelle tentative de sa part. Mais en baissant les yeux, je m'aperçois que le monde s'ouvre en deux. Les fissures ne se referment plus, elles tracent la toute première frontière, marquent la toute première blessure de la terre. Je ne choisis aucun camp, et je chute. Emmuré, la dernière issue est bien loin au-dessus de ma tête et je ne vais pas dans la bonne direction, le soleil ne risque plus de frapper maintenant et la vie semble autorisée en sous-sol. Les parois rocheuses recèlent mille cavernes de la taille d'un poing à l'intérieur desquelles luisent des pupilles inconnues et soupçonneuses. Elles m'observent, s'attendent peut-être à ce que je change de trajectoire mais je n'y parviens pas. Je ne suis pas inquiet, il y a toujours un fond. Le royaume souterrain m'ouvre ses portes et je n'ai qu'à me laisser bercer, chute rectiligne. Les cavernes se raréfient, la vie du bas sent déjà la mort. Je sens venir les vers ainsi que la certitude que rien de plus accueillant ne peut exister au fond. Parvenu devant le roi des vers, je ploierai le genou jusqu'à l'écorcher et paierai le prix qu'il faut pour ne jamais repartir.
J'ai mangé la terre, elle avait un goût de poivre.