Rémission
Formes brèves
Les éclaireurs chargés de nous rapporter des nouvelles du front ont été repérés, ils nous ont été renvoyés en plusieurs morceaux, entassés dans une caisse en bois. La tribu est en panique, la fin de la guerre approche à grand pas et tourne en notre défaveur, les villageois tombent au front les uns après les autres et si nos barricades parviennent pour le moment à repousser les assauts ennemis, nul doute que cela ne durera pas longtemps. Ils ont débarqué de l'autre côté de la montagne, où nous ne nous sommes jamais aventurés, d'abord par groupes de deux ou trois puis, réalisant que nous n'attaquions pas, ils ont envoyés les guerriers pour nous forcer au combat. Un mois durant nous avons joué les uns avec les autres, sans que la guerre ne soit réellement proclamée. Maintenant, nous arrivons au bout. Ils ont constitué une armée et les affrontements se multiplient au pied de la montagne, nous n'avons même plus le temps d'enterrer nos morts et chaque journée s'achève désormais par un bûcher où nous observons impuissants amis et familles partir en cendres. J'ai survécu à la dernière bataille et je n'en tire aucune fierté : je suis rentré au camp blessé à la jambe, devenant ainsi un fardeau pour les miens, incapable de combattre à nouveau et inutile aux autres. Ce soir scellera probablement notre sort. Désespérés, nous jouons notre dernière carte, celle qui renversera la situation ou bien sonnera notre perte.
J'arbore fièrement les peintures de guerre qu'on nous a demandé de porter pour l'occasion, pour le rite. Nouveau bûcher, mais nul cadavre ne brûlera aujourd'hui. Nous sommes postés en cercle autour de l'amas de bois prêt à s'embraser, l'autel que nous avons passé la journée à préparer. Les troupes ennemies sont en marche vers le camp pour ce qu'ils espèrent être l'assaut final, c'est ainsi que tous les membres de leur tribu dirigent leurs épées et leurs boucliers droit sur nous pensant, sans doute à juste titre, que ces terres leur appartiendront d'ici quelques heures. Notre chaman est sorti de la tente de commandement, recouvert lui aussi de peintures. Mais les siennes ne concernent pas que la guerre. Il tend au plus jeune d'entre nous la torche et lui intime l'ordre de mettre le feu au bûcher. L'enfant s'exécute, les flammes ne tardent pas à dévorer le bois malgré le vent brutal qui sévit depuis le solstice d'hiver. Notre chaman lève un bras, nous levons nos armes. Il murmure quelques mots dans une langue qu'aucun de nous ne peut comprendre, faute d'érudition. Puis nous abattons lances, épées, claymores et masses d'arme sur le sol à intervalles réguliers, poussant des cris déchirants, exprimant la douleur de nos pertes, le besoin de survivre. La fièvre s'empare de chacun de nous alors que notre chaman exécute une série de gestes macabres auxquels les flammes semblent réagir. Les cris se font plus terrifiants, quelques gouttes d'une sueur glacée parcourent mes membres et mes mains serrent si fort l'épée que mon corps entier est secoué de spasmes. Ce soir, un esprit divin surgira des flammes, ou bien nous sommes perdus. Ma plaie s'est à nouveau ouverte et le sang coule le long de ma cuisse, les cicatrices éclatent, je sais qu'ils saignent tous. Les flammes ne retombent plus, elles demeurent suspendues dans les airs, émettant des rugissements sonores. L'un d'entre nous s'est effondré, terrassé par les hurlements qui transpercent les armures et les autres ne tardent pas à tomber comme des mouches. Je ne tiendrai pas longtemps, les forces vitales alimentent le brasier et notre chaman semble au bout de sa vie, il lutte pour maintenir ses deux bras en l'air. Puis, alors que la moitié des nôtres est à terre, il les laisse brutalement retomber. Les flammes s'évanouissent, marquant notre défaite désormais certaine.
Je m'effondre. À plat ventre sur le sol, je risque un regard, le dernier regard, vers le tas de bûches consumé. La déflagration surgit alors de nulle part, le bruit est insupportable mais il annonce notre salut : l'immense boule de feu prend son envol, une pluie de flammes éclate, en direction des troupes ennemis. Il est temps de partir, l'esprit divin exige mon sacrifice, mais je pars serein. Les corps qui brûleront ce soir ne seront pas ceux de mon peuple.