Le Mât
Formes brèves
D'une hauteur et d'une finesse majestueuse, je suis un mât, un mât planté dans un vaisseau. La tête dans les nuages, au point de n'en plus voir mes pieds qui à vrai dire ne m'intéressent pas. A ma base se précipitent une poignée d'hystériques qui vivent ou de panique ou d'alcool. Je ne suis pas peu fier de cette place qui est la mienne : je suis la première représentation, la première impression qu'ont tous les passants, et, qu'ils soient amis ou ennemis, ils me respectent. Je prends un malin plaisir à les toiser, je les dévisage d'un œil méprisant jusqu'à ce qu'ils ressentent les premiers symptômes du vertige. Fidèle au poste, je n'ai jamais failli : aucune tempête ou attaque barbare n'eut jamais raison de ma loyauté. Je garde les habitants du vaisseau en paix, et ils me laissent dans les nuages.
Ce matin là, je fus réveillé par un grincement, un grincement du genre discret et terriblement agaçant. Pensant d'abord que la mer mettait à l'épreuve la coque du navire, je m'apprêtais à me rendormir quand je compris que le grincement se rapprochait. Je baissais mes yeux encore emplis de sommeil et vis un habitant grimper vers ma cime, un épais morceau de tissu sous le bras. Cet ignorant se pensait capable de changer le pavillon, et je pris l'assurance dans son regard comme une marque de défi. Je sentais ses mains moites et abîmées s'accrocher à ma chair et éprouvais une réelle aversion pour cet Icare prétentieux. Cependant, même si l'envie ne me faisait pas défaut, je ne pouvais l'envoyer lui même dans les nuages sans risquer de faire chavirer le bateau. Partagé entre l'impuissance et la rage qui montait en moi, il me fallait agir, punir l'homme qui se pensait mon égal. Obnubilé par sa tâche, il gardait les yeux rivés sur moi alors que les miens fixaient l'horizon. La justice ne viendrait pas de moi mais je la laisserai faire son œuvre : je ne l'ai pas prévenu de l'immense vague qui se dirigeait vers nous.
Un craquement sourd et j'hurlais de douleur. Acceptant mon sort, je me consolais d'une dernière image : le visage de l'homme se décomposait et il posa une dernière fois ses yeux sur moi, implorant ma pitié. Je le regardais disparaître sous les flots et, un rictus aux lèvres, je ne tardais pas à le rejoindre. La souffrance était insupportable, mes nerfs cédaient les uns après les autres et, déchiré de toutes parts, je sombrais à mon tour. Peut-être n'étais-je pas fait pour les nuages.