Leviathan
Formes brèves
C'est arrivé peu de temps après le premier cas avéré de scorbut sur le navire. Le moral de l'équipage était au plus bas car les chances de retour s'amenuisaient jour après jour, on commençait à voir le fond des tonneaux de provision et une troisième tempête semblait se préparer au loin. Nous avions pourtant fait preuve d'un courage et d'une détermination hors du commun pour traverser sans trop de dommages les deux premières. Le premier indice de découragement était parfaitement symbolique : le vent avait revêtu sa forme la plus violente et était parvenu à arracher le pavillon du mât. Nous étions un vaisseau sans identité et, par extension, un équipage insignifiant.
Le capitaine s'était retranché dans son bureau depuis deux jours et n'en sortait plus que pour partir en quête d'une nouvelle bouteille de rhum. Il ne se nourrissait plus, et nous autres, nous étions bien conscients qu'un capitaine découragé menait toujours son navire à la catastrophe. Nous doutions de lui et percevions son abandon comme une trahison.
Je me penchais pour observer les flots agités, mes camarades avaient fait une croix sur leur avenir et imitaient désormais notre capitaine, se gorgeant de rhum jusqu'à oublier leur funeste destin. La mer se battait avec le ciel jusqu'à fusionner pour gronder toujours plus fort. Le bateau tangua violemment. Je tendais l'oreille : le mouvement du vaisseau me paraissait trop brusque pour que la colère de la mer le provoquât. Je ressentais l'étrange impression qu'il y avait quelque chose sous la coque qui la malmenait. La porte derrière moi s'ouvrit et j'aperçus la tête de notre capitaine dans l'entrebâillement. Lui aussi avait dû sentir quelque chose d'anormal. Du moins je le pensais avant de le voir boire une énième gorgée puis de refermer brutalement la porte. Je me sentais à ce moment profondément seul, nous allions probablement droit à la mort et personne ne comptait partager ses derniers instants avec un autre.
Nouveau craquement sourd, je manquai de passer par-dessus bord et l'un des nôtres vint s'écraser à quelques mètres de moi. Il sombra dans l'inconscience, le visage couvert de sang. L'équipage tentait de reprendre ses esprits mais la panique devança la raison et un chahut indescriptible s'installa sur le pont en une poignée de secondes. Le capitaine ne daigna pas se montrer, peut-être avait-il eu la chance de mourir sur le coup. Je ne pouvais lui souhaiter meilleure fin. Dernier choc, dernier acte du macabre spectacle : le vaisseau se retrouva brutalement scindé en deux parties car il y avait bien quelque chose sous la coque. Une gigantesque baleine blanche, d'une vingtaine de mètres de long surgit des abysses pour nous y envoyer. Je basculais, projeté vers ma fin, et en profitai pour prendre la pleine mesure de ce que j'avais sous les yeux. L'animal était majestueux, tout droit sorti d'un conte et notre navire n'avait plus la moindre valeur à ses côtés. La gueule grande ouverte dévoilant des dents de la taille d'un homme, elle avala les restes du vaisseau ainsi que ses habitants, avant de replonger bruyamment dans l'océan. Je me laissais sombrer, conquis par la vision de cet animal mythique, qui vaut tous les navires du monde.