Léo Hébert

Textes

Hard Time Killin Floor Blues

Le décor ondulait, rendant mon pas plus hésitant. Chaque mètre que je parcourais était ponctué par le choc de ma guitare contre mon dos, la douleur lancinante et nécessaire, le métronome qui me forçait à continuer, à rester dans le rythme.

Cette guitare, c'était mon testament. Deux mois d'un travail acharné, d'une faim permanente et d'un sommeil troublé pour l'acquérir. Lorsque je l'ai eu entre les mains pour la première fois, j'ai cru que mon cœur était en train de lâcher, que mon but était atteint et que ma vie avait gagné le droit de prendre fin. Et puis, une fois les vertiges passés, je me suis senti démuni : connaître deux malheureux accords ne suffisait pas à trouver le repos. Il s'agissait de laver mon âme avec cette guitare, je la considérais comme l'accès à la rédemption, et si j'étais toujours convaincu de ses vertus, j'ai aussi compris qu'elles m'étaient inatteignables. Alors j'ai marché. J'ai fui la ville en portant ma guitare comme ma croix, je voulais sentir perler sur mon front les gouttes de la souffrance, je voulais me faire martyr. Je pensais avoir atteint mes limites, il ne me restait rien à dire et tant à chanter.

Je me suis assis, en plein milieu des routes, m'écroulant finalement au centre d'un carrefour, avec l'espoir que tous les chemins mènent à moi. J'ai joué deux accords, je souhaitais partir en musique, pas en silence, surtout pas en silence. La première goutte de sueur est tombée sur la guitare. J'ai suivi son parcours le long de la caisse de résonance jusqu'à la voir s'échouer sur la terre. J'ai relevé la tête, difficilement. Je ne pensais pas ma nuque si douloureuse. Mon corps entier souffrait et je me sentais sombrer, accablé par cette trop longue histoire de survie. J'ai rejoué les deux accords, j'ai chanté, juste quelques mots pour que passe le temps, pour que s'éteignent mes pensées.

I went to the crossroad fell down on my knees, asked the Lord above "Have mercy, now save poor Bob, if you please"

Aucun écho, personne pour me répondre, le décor n'ondulait plus, il basculait. Je répètais ces quelques paroles pour me prouver que j'étais en vie, puisque rien ne semblait l'indiquer. Les paupières se fermaient et se rouvraient dans un mouvement frénétique, signe d'une fatigue dont je ne reviendrai sans doute pas.

Mmmmm, standin' at the crossroad

J'ai vu une tâche apparaitre au loin, je ne pouvais pas la prendre au sérieux. Elle grossissait à vue d’œil. Peut-être Dieu m'avait-il entendu, peut-être venait-il sauver le pauvre Bob. J'ai rejoué une dernière fois les deux accords, et ce qui se rapprochait n'avait rien d'un Dieu.

Il se tenait face à moi, ses contours rendus aléatoires par les premiers symptômes de la déshydratation. J'ai tenté de l'ignorer, pensant à un mirage qui n'aurait été qu'un problème de plus dans la longue liste mentale que j'étais en train d'établir. Je mourais, je n'avais pas besoin d'un dernier lot d'illusions. Je me redressais en espérant le chasser mais il s'obstinait à rester là, et il me faisait de plus en plus peur. Au bout d'un long silence, il me demanda simplement si nous avions rendez-vous. Jamais je n'avais entendu une voix si envoûtante. Je m'apprêtais à répondre que non, que j'avais simplement choisi cet endroit pour me laisser partir sans trop déprimer, lorsque quelque chose bougea derrière lui. Je penchais la tête : un énorme molosse, une bête majestueuse et terrifiante, sortit de l'ombre de son maître et vint se placer à sa droite. J'ai pensé un instant que la mort viendrait d'eux. Je suis parvenu à déglutir malgré le désert qu'était alors ma bouche. J'ai dit :

« Non, nous n'avons pas rendez-vous. »

Il a laissé le chien me sentir. Celui-ci me voyait tel que j'étais : un morceau de viande bientôt consommable. Un sentiment de malaise ne tardait pas à m'envahir, il a rappelé la bête et m'a demandé pour la guitare. J'ai dit que je ne savais pas en jouer. « Je peux t'apprendre », a-t-il dit. Je n'avais pas assez de forces pour cela, je lui ai fait comprendre d'un signe de tête. J'ai fermé les yeux, la conversation, que je menais probablement avec moi-même depuis le début, devait cesser. Il ne parlait plus, je croyais l'entendre s'éloigner, repartir comme il était venu, sans se présenter. Les formes se promenaient et n'en faisaient qu'à leur tête derrière mes paupières closes, elles s'agitaient dans un mouvement vertigineux et je pris peur qu'une nausée précède mon départ, histoire de m'enlever ma dignité au pire moment. J'ai rouvert les yeux, il était toujours là. Je l'ai chassé d'un mouvement de main et il s'est moqué.

« Je peux t'apprendre, mais ça ne sera pas gratuit. »
« Je n'ai plus rien à donner » ai-je répondu.
« Je me contente de peu. Il te reste une âme, elle fera l'affaire. » Mon visage s'est creusé sous la terreur, ma gorge ne laissait plus rien passer.

« Crois-moi, tu n'en auras plus l'utilité. »

Je ne comptais plus mes pas car ils n'étaient plus souffrance. J'ai repris la direction de la ville, plus léger que jamais, ma guitare cognant contre mon dos sans que je ne sente la moindre douleur. La poussière s'élevait autour de moi comme un halo de crasse, la seule auréole que je méritais. Un bruit de moteur se rapprocha, je l'ignorai et poursuivis mon chemin. Mais la voiture s'arrêta à ma hauteur.

« Tu vas en ville ? Monte, il nous reste une place. »

Je ne me suis pas fait prier, ils étaient trois dans l'auto. Le conducteur, un sourire niais aux lèvres, dégageait une forte odeur de gomina. Son voisin sur le siège passager semblait parfaitement sceptique, ne décrochant pas un mot du voyage. Quant au dernier, assis à ma gauche, il paraissait déconnecté de la réalité, observant le paysage défiler comme un enfant, s'émerveillant de chaque détail.

« Qu'est-ce que tu faisais tout seul, sur cette route ? » demanda le chauffeur.
« J'avais un rendez-vous au carrefour. J'ai vendu mon âme au diable, pour la guitare. »
« Ça ne va pas te manquer ? »
« Non, de toute façon, je ne m'en servais pas. »

J'ai sorti ma guitare.

Hard time here and everywhere you go times is harder than ever been before and the people are driftin' from door to door can't find no heaven, I don't care where they go